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Concevoir et faire progresser des dispositifs de différenciation

samedi 30 janvier 2021, par phil

Pour que chaque élève progresse vers les maîtrises visées, il est nécessaire et suffisant de le placer, très souvent, dans une situation d’apprentissage optimale pour lui, qui a du sens, le concerne et le mobilise dans sa zone de développement proche. Qui pourrait s’opposer à ce magnifique programme ? L’ennui, c’est qu’il y a beaucoup d’élèves dans une classe et qu’une situation standard ne peut qu’exceptionnellement être optimale pour tous, parce que tous n’ont pas le même niveau de développement, les mêmes acquis préalables, le même rapport au savoir, les mêmes intérêts, les mêmes moyens et façons d’apprendre. Différencier, c’est certes rompre avec la pédagogie frontale - la même leçon, les mêmes exercices pour tous - mais c’est surtout mettre en place une organisation du travail et des dispositifs didactiques qui placent chacun dans une situation optimale. Savoir concevoir et faire évoluer de tels dispositifs est une compétence dont rêvent les enseignants, qui pensent que l’échec scolaire n’est pas une fatalité, que chacun peut apprendre si on le place dans des situations à sa mesure. Aux yeux de beaucoup d’enseignants, cela paraît encore une utopie. Bien sûr, tout le monde est capable de différencier, par moments, dans telle ou telle discipline, en y mettant un peu d’énergie et d’imagination. Hélas, on voit bien que ce n’est pas à la mesure des écarts entre élèves de la même classe. L’idéal, lorsqu’on a vingt à trente élèves, serait d’offrir à chacun ce que Claparède appelait, au début du siècle, une éducation sur mesure. C’est ce qui semble hors de portée. Le problème est en effet insoluble aussi longtemps qu’on imagine que, pour créer une situation d’apprentissage optimale pour chaque élève, il faut le prendre en charge personnellement. Ce n’est ni possible, ni souhaitable. La solution n’est pas de transformer la classe en une série de relations duales, le professeur prenant en charge chaque élève, à tour de rôle. Le calcul est facile : à raison de 26 élèves par classe pour 26 heures hebdomadaires, cela ferait, pour chacun, une heure de tutorat individualisé par semaine... On ne pourra, même en abaissant de façon spectaculaire l’effectif des classes, rendre un tel modèle réalisable. Cela ne résoudrait d’ailleurs qu’une partie du problème. Placé devant huit élèves, trois, ou même un seul, un enseignant ne sait pas nécessairement placer chacun dans une situation d’apprentissage optimale. Il ne suffit pas de se rendre entièrement disponible pour un élève : il faut encore comprendre pourquoi il a des difficultés d’apprentissage et savoir comment les surmonter. Tous les enseignants qui ont tâté du soutien pédagogique ou ont donné des leçons particulières, savent à quel point on peut se trouver démuni dans une situation de tutorat, alors qu’elle est apparemment idéale. Certains apprentissages ne peuvent se faire qu’à la faveur d’interactions sociales, soit parce qu’on vise le développement de compétences de communication ou de coordination, soit parce que l’interaction est indispensable pour provoquer des apprentissages qui passent par un conflit cognitif ou une forme de coopération. Différencier l’enseignement ne saurait donc consister à multiplier les relations duales. Pour trouver un moyen terme entre un enseignement frontal inefficace et un enseignement individualisé impraticable, il faut donc à la fois organiser le travail autrement en classe, durant l’année scolaire, et, graduellement, casser la structuration en classes et en degrés, décloisonner, créer de nouveaux espaces-temps de formation, jouer à une plus vaste échelle sur les groupements, les tâches, les dispositifs didactiques, les interactions, les régulations, l’enseignement mutuel, les technologies de la formation (Perrenoud, 1996 a, 1997 a). Cette compétence globale ne renvoie pas à un dispositif unique, encore moins à des méthodes ou à des outils particuliers. Elle consiste à utiliser toutes les ressources disponibles, à jouer sur tous les paramètres pour « organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui » (Perrenoud, 1996 a, p. 29). Cette compétence systémique mobilise des compétences plus spécifiques. Le référentiel genevois en distingue quatre : – Gérer l’hétérogénéité au sein d’un groupe-classe. – Décloisonner, élargir la gestion de classe à un espace plus vaste. – Pratiquer du soutien intégré. Travailler avec des élèves en grande difficulté. – Développer la coopération entre élèves et certaines formes simples d’enseignement mutuel.

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Passons-les en revue, sans oublier que les autres compétences du référentiel sont étroitement complémentaires, notamment « Organiser et animer des situations d’apprentissage », « Gérer la progression des apprentissages », « Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail » et « Travailler en équipe ». Gérer l’hétérogénéité au sein d’un groupe-classe Le système scolaire tente d’homogénéiser chaque classe en y groupant des élèves de même âge. Cela n’est pas suffisant, en raison des disparités de développement et de socialisation familiale à âge égal. C’est pourquoi on corrige ce mécanisme sommaire par le jeu des dispenses d’âge, en intégrant des élèves plus jeunes, manifestant une certaine précocité, et surtout par le jeu des redoublements, les élèves n’ayant pas la maturité ou le niveau requis pour suivre le programme rejoignant une classe destinée à de plus jeunes. S’ensuit-il que les élèves finalement inscrits dans la même classe sont également préparés à suivre un enseignement indifférencié ? Évidemment non. Ils le sont d’autant moins que les systèmes éducatifs n’osent plus – et c’est heureux ! – faire redoubler un élève sur cinq. Compte tenu de l’efficacité très limitée de cette mesure, dont on prend progressivement conscience grâce à de nombreux travaux critiques (Allali et Schubauer-Leoni, 1992 ; Crahay, 1996 ; Hutmacher, 1993 ; Paul, 1996 ; Perrenoud, 1996 b), il est douteux que le redoublement puisse, à l’avenir, contribuer fortement à l’homogénéité des classes. Même dans le secondaire, l’esprit du temps autorise de moins en moins à créer ouvertement des filières très sélectives. Lorsqu’elles existent, elles laissent d’ailleurs entière la question de l’hétérogénéité des classes qui n’en font pas partie ! Un enseignant expérimenté sait aujourd’hui que l’homogénéité totale est inaccessible, faute d’une sélection préalable suffisamment féroce, mais aussi parce que, même dans le groupe le plus sélectionné, elle se recrée, sans doute de façon moins spectaculaire, dès le début de l’année et au fil même de la progression dans le programme. Seul un enseignant débutant peut encore rêver de n’avoir devant lui que des élèves également aptes et motivés à tirer profit de son enseignement. Lorsqu’on perd l’illusion de pouvoir sauvegarder une pédagogie frontale en constituant des classes homogènes, lorsqu’on s’attaque sérieusement aux différences, la première tentation demeure de répartir les élèves en groupes de niveau homogène ou de regrouper des élèves en difficulté pour leur offrir des moments de soutien, en espérant de la sorte recréer des ensembles passibles du même « traitement ». Face à la différence, classer et orienter les semblables vers des traitements uniformes reste un modèle de pensée très vivace. Cette façon de faire a de fortes limites pratiques, mais surtout elle postule que l’on peut, avant d’engager les élèves dans un travail d’une certaine durée, savoir ce qui leur convient. Meirieu (1989 c, 1990, 1995, 1996 a) a plaidé avec force pour une pédagogie différenciée qui cesserait de vouloir recomposer des groupes préparés à suivre un traitement standardisé. Il propose d’affronter l’hétérogénéité au sein d’un groupe de travail, telle qu’elle se manifeste devant une tâche et en particulier une situation-problème. Ce qui amène, sans renoncer à toute régulation rétroactive (remédiation, soutien) ou proactive (micro-orientation vers des tâches et des groupes différents), à donner la priorité aux régulations interactives en situation, les élèves restant ensemble (Allal, 1988). Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à tout recours ponctuel à des groupes de niveaux, encore moins qu’il faut travailler dans une composition stable. Meirieu (1989 a et b) a montré la pertinence de travailler par moments en groupes de besoins, à d’autres en groupes de projet. D’où l’importance, dans une pédagogie différenciée, de mettre en place de multiples dispositifs, de ne pas tout baser sur l’intervention de l’enseignant. Le travail par plan de semaine, les systèmes de tâches autocorrectives et le recours à des logiciels interactifs sont des ressources. Organiser l’espace en ateliers ou en « coins » entre lesquels circulent les élèves est une autre façon de faire face aux différences. Aucune n’est une solution magique. La différenciation exige des méthodes complémentaires, donc une forme d’inventivité didactique et organisationnelle, fondée sur une pensée architecturale et systémique. Si tout cela était simple, on proposerait des pédagogies différenciées livrées « clés en main » et on proposerait des formations donnant exactement les compétences requises. En réalité, le chantier est ouvert, on tâtonne, aucun dispositif n’est à la hauteur du problème. Au point où en sont la recherche et l’innovation, les compétences requises des enseignants les conduiront à contribuer à l’effort de développement davantage qu’à mettre en œuvre des modèles éprouvés. Décloisonner, élargir la gestion de classe à un espace plus vaste Une chose paraît sûre : entre les quatre murs de leur classe et durant les huit à neuf mois d’une année scolaire, peu d’enseignants sont capables de faire des miracles. Il n’est pas impossible de trouver, ici ou là, un nouveau Freinet qui, à lui seul, invente une pédagogie différenciée, active et coopérative, faite sur mesure pour ses élèves. Cela suppose une créativité, une énergie, une persévérance hors du commun. Il semble raisonnable d’inviter les enseignants moins exceptionnels, c’est-à-dire presque tous, à mettre leurs forces en commun pour organiser la différenciation à l’échelle de plusieurs classes et, si possible, sur plusieurs années. L’organisation officielle de l’école en cycles d’apprentissage pluriannuels facilite cette coopération, mais c’est loin d’être suffisant : – dans certains systèmes formellement structurés en cycles, chacun fonctionne comme avant, porte fermée, seul dans sa classe, parfois en reconstituant les degrés annuels au point que les textes ne sont qu’un simulacre ; – dans d’autres systèmes, organisés en degrés annuels, certaines équipes pédagogiques ont créé des cycles avant la lettre, en décloisonnant les années et les classes parallèles, en gérant des groupes multi-âges ou en établissant une forte continuité entre les degrés. La gestion d’une classe traditionnelle fait l’objet de la formation initiale et se consolide au gré de l’expérience. Le travail dans des espaces plus vastes exige des compétences nouvelles. Les unes tournent autour de la coopération professionnelle. On y reviendra dans un prochain article, à propos du travail en équipe. Les autres touchent à la gestion de la progression des apprentissages sur plusieurs années, dont il a été question dans un précédent article. On insistera ici sur une compétence proprement gestionnaire, mais à une échelle plus vaste que la classe : penser, organiser, habiter, faire vivre des espaces de formation regroupant des dizaines d’élèves, durant plusieurs années, pose des problèmes d’organisation et de coordination inédits. Dans les systèmes traditionnels, ces aspects sont réglés par la structuration du cursus en degrés et la formation de classes stables à chaque rentrée. Dans une pédagogie différenciée et une organisation par cycles d’apprentissage, ces problèmes sont du ressort des enseignants, qui ne peuvent les résoudre qu’en équipe et de façon locale. Si l’on travaille dans de tels espaces-temps de formation, c’est pour avoir plus de temps devant soi, de ressources et de forces, d’imagination, de continuité et de compétences pour construire des dispositifs didactiques efficaces et donc prévenir l’échec scolaire. Cela oblige à maîtriser des paramètres plus complexes et à prévenir des risques non négligeables de désorganisation ou de dérive. Les équipes pédagogiques qui se lancent dans une gestion à cette échelle s’épuisent, dans un premier temps, à résoudre des problèmes d’organisation, à apprendre la concertation et la coopération, à reconstruire des routines économiques, à retrouver des points de repère, à contrôler les effets des décisions, à savoir où sont tous les élèves, ce qu’ils font, avec qui ils travaillent, où ils en sont, de quoi ils ont besoin et vers quelles tâches ou quels groupes les orienter demain ou la semaine prochaine. Ici encore, des compétences nouvelles sont en train d’émerger. On n’en discernera les contours que progressivement, puisque nul ne peut proposer un modèle idéal d’organisation du travail dans une pédagogie différenciée (Perrenoud, 1997 a). Pratiquer du soutien intégré, travailler avec des élèves en grande difficulté Certains enfants rencontrent des difficultés qui dépassent les possibilités ordinaires de différenciation et exigent des mesures exceptionnelles. On peut, dans certains cas, envisager le placement dans une classe spécialisée, l’appui pédagogique hors de la classe, voire une forme ou une autre de redoublement, même si l’on sait sa faible efficacité dans la plupart des cas. Pourtant, l’idéal serait, dans une organisation d’équipe, de trouver les ressources pour prendre en charge ces enfants, au besoin avec des appuis externes, mais sans les exclure. Les mesures d’intégration d’enfants handicapés ou psychotiques dans des classes ordinaires ont ouvert une voie, comme les pratiques de soutien psychopédagogique intégrées à la salle de classe, l’intervenant et le titulaire de classe travaillant ensemble, l’un ou l’autre prenant plus particulièrement en charge les élèves en grande difficulté. Du point de vue des compétences en jeu, on saisit qu’une partie des enseignants devront, à terme, s’approprier les savoirs et savoir-faire des enseignants spécialisés ou des enseignants de soutien, même si tous n’exercent pas cette fonction en permanence. Cela suppose des compétences plus pointues en didactique et en évaluation, mais aussi des capacités relationnelles permettant de faire face, sans se démonter, ni se décourager, à des résistances, des peurs, des rejets, des mécanismes de défense, des phénomènes de transfert, des blocages, des régressions et toutes sortes de mécanismes psychiques à l’occasion desquels dimensions affectives, cognitives et relationnelles se conjuguent pour empêcher des apprentissages décisifs de s’amorcer ou de se poursuivre normalement. En analysant la culture professionnelle des enseignants de soutien expérimentés, leurs compétences, leurs représentations, leurs attitudes, leurs savoirs et savoir-faire, j’avais proposé la liste suivante (Perrenoud, 1991), qui reste d’actualité :

A. Savoir observer un enfant en situation, avec ou sans instruments. B. Maîtriser une démarche clinique (observer, agir, corriger, etc.), savoir tirer un parti positif des essais et erreurs, être formé à une pratique méthodique, systématique. C. Savoir construire des situations didactiques sur mesure (à partir de l’élève singulier plus que du programme). D. Savoir négocier/expliciter un contrat didactique personnalisé (sur le modèle du contrat thérapeutique). E. Pratiquer une approche systémique, ne pas chercher de bouc émissaire ; avoir l’expérience de la communication, du conflit, du paradoxe, du rejet, du non-dit, ne pas se sentir attaqué ou menacé personnellement au moindre dysfonctionnement. F. Être accoutumé à l’idée de supervision, être conscient des risques qu’on encourt et fait encourir dans une relation de prise en charge. G. Respecter un code de déontologie explicite plutôt que de s’en remettre à l’amour des enfants et au sens commun. H. Être familier d’une approche large de la personne, de la communication, de l’observation, de l’intervention, de la régulation. I. Avoir une maîtrise théorique et pratique des aspects affectifs et relationnels de l’apprentissage, avoir une culture psychanalytique de base. J. Savoir qu’il faut souvent sortir du registre proprement pédagogique pour comprendre et intervenir efficacement. K. Savoir tenir compte des rythmes des individus plus que des plannings de l’institution. L. Être convaincu que les individus sont tous différents et que ce qui « marche » pour l’un ne « marchera » pas nécessairement pour l’autre. M. Avoir une réflexion spécifique sur l’échec scolaire, les différences personnelles et culturelles. N. Disposer de bases théoriques fortes en psychologie sociale du développement et de l’apprentissage. O. Participer à une culture (travail d’équipe, formation continue, prise de risque, animation, autonomie) qui va dans le sens d’une forte professionnalisation, d’une maîtrise du changement. P. Avoir l’habitude de prendre en compte les dynamiques et résistances familiales, et de traiter avec les parents comme personnes complexes plutôt que comme responsables d’un élève.

Sans transformer les enseignants en psychothérapeutes, ces compétences mettent l’accent sur une prise en charge plus individualisée, une démarche plus clinique, avec des outils conceptuels différents de ceux qu’on mobilise pour gérer un groupe. Développer la coopération entre élèves et certaines formes simples d’enseignement mutuel Aussi longtemps que les enseignants se perçoivent comme l’unique source des apprentissages des élèves, on peut craindre qu’ils ne s’épuisent à tenter d’être « au four et au moulin ». Même s’ils conçoivent des dispositifs ingénieux et recourent aux technologies les plus avancées, ils n’arriveront pas à faire face à tous les problèmes. Sans que cela constitue une solution miraculeuse, il n’est pas sans intérêt de parier sur la coopération entre élèves. L’enseignement mutuel n’est pas une idée neuve, il était florissant au siècle dernier dans la pédagogie inspirée par Lancaster (Giolitto, 1983). L’enseignant avait cent ou deux cents élèves en charge, de tous les âges, et ne pouvait évidemment s’occuper de tous, ni proposer une leçon à un public aussi vaste et hétérogène. Le groupe était donc organisé en sous-ensembles, placés sous la responsabilité de « sous-maîtres », qui étaient souvent des élèves plus âgés ou des moniteurs sans formation pédagogique. Le rôle du maître était de faire fonctionner l’ensemble plutôt que d’enseigner directement. La pédagogie lancastérienne reposait sur une discipline de fer et ne fonctionnait évidemment qu’avec des pédagogies assez rudimentaires, basées sur le drill et la mémorisation. Aujourd’hui, nous sommes condamnés à inventer de nouvelles formes d’enseignement mutuel, qui font appel à l’autonomie et à la responsabilité des élèves, ce qui n’est pas simple à l’école primaire, en raison de l’âge des apprenants. Certes, en travaillant en équipe pédagogique, on peut demander à de grands élèves de jouer le rôle de moniteurs. Entre élèves d’âges plus proches, on peut aussi favoriser certaines formes de « contrat didactique », pour certaines tâches. On peut se demander toutefois si l’énergie engagée pour faire fonctionner de tels dispositifs n’est pas disproportionnée en regard des résultats qu’on peut espérer, dans la mesure où il paraît difficile d’étendre de telles formules à l’ensemble des notions inscrites au programme. Peut-être n’est-il pas nécessaire d’être aussi ambitieux. Les élèves peuvent se former mutuellement sans que l’un joue le rôle de l’enseignant. Il suffit qu’ils soient impliqués dans une tâche coopérative qui provoque des conflits sociocognitifs (Perret-Clermont, 1979 ; Perret-Clermont et Nicolet, 1988), ou favorise tout simplement l’évolution des représentations, des connaissances, des méthodes de chacun par la confrontation avec d’autres façons de voir et de faire. La confrontation des points de vue stimule une activité métacognitive dont chacun tire un bénéfice (Allal, 1993 a et b ; Grangeat, 1997), même si cela ne débouche par sur une action collective. « On n’apprend pas tout seul ! », affirme le CRESAS (1987), en insistant sur le rôle des interactions sociales dans la construction des connaissances. Il plaide (1991) pour une véritable pédagogie interactive. Cela suppose que l’enseignant soit capable de faire travailler les élèves en équipe. Notons toutefois qu’on se méprend souvent sur le sens de cette formule : travailler en équipe ne consiste pas à faire ensemble ce qu’on pourrait faire séparément, moins encore à « regarder faire » le leader ou l’élève le plus habile du groupe. L’organisation du travail en équipe pose des problèmes de gestion de classe, et notamment celui de l’alternance entre les cadrages et les mises en commun en grand groupe et les moments de travail en sous-groupes. Cette complexité coûte trop cher si son seul effet est de juxtaposer des activités que chacun pourrait conduire seul. L’enjeu didactique est d’inventer des tâches qui imposent une véritable coopération (Daniel et Schleifer, 1996 ; Groupe français d’éducation nouvelle, 1996, ch. 15). Ce n’est intéressant que si ces tâches provoquent les apprentissages visés. Or, il n’est pas facile de concilier la logique de l’action réussie et celle de l’apprentissage optimal : une action collective fonctionne d’autant mieux qu’elle amène des individus autonomes et compétents à coopérer et à accepter un leadership fonctionnel par souci d’efficacité. Dans une situation de classe, au sein d’un groupe de trois ou cinq élèves, chacun apprend et ne constitue pas encore une ressource très efficace pour le groupe. Les élèves qui ont le plus besoin d’apprendre sont aussi ceux qui contribuent le plus à désorganiser et à ralentir l’action collective... Alors qu’une équipe efficace écarte les individus les moins compétents des tâches les plus cruciales, ce qui les marginalise socialement, l’apprentissage coopératif doit privilégier l’efficacité didactique au détriment de l’efficacité de l’action, sans quoi nul ne pourra « apprendre, en le faisant, à faire ce qu’il ne sait pas faire », selon la formule de Meirieu (1996 b). Le développement de la coopération passe donc par des attitudes, des règles du jeu, une culture de la solidarité, de la tolérance, de la réciprocité et une pratique régulière du conseil de classe. Savoir favoriser l’émergence d’une telle culture et créer des institutions internes de concertation n’est pas la moindre des compétences pédagogiques. Elle ne suffit pas à mettre les élèves au travail sur de véritables tâches collectives, qui les rendent dépendants les uns des autres. C’est en quelque sorte un préalable, une condition nécessaire, car il est très coûteux, voire impossible, de créer les conditions de la coopération au moment précis où on en a besoin. Lorsque les enseignants travaillent en équipe, ils deviennent capables de développer ces attitudes et cette culture tout au long du cursus, ce qui dispense chaque enseignant de la construire à partir de zéro chaque fois qu’il reçoit de nouveaux élèves. De façon plus globale encore, toute pédagogie différenciée exige la coopération active des élèves et de leurs parents. C’est la condition pour qu’une discrimination positive ne soit pas vécue et dénoncée comme une injustice par les élèves les plus favorisés. Il importe donc que l’enseignant donne toutes les explications nécessaires pour emporter l’adhésion des élèves, sans laquelle toutes ses tentatives seront sabotées par une partie de la classe. Qu’on y voie en outre une occasion d’éducation à la citoyenneté ne saurait contredire les intentions de la pédagogie différenciée... Une double construction Toute compétence individuelle se construit, au sens où on ne peut la transmettre, qu’elle ne peut que s’entraîner, naître de l’expérience et de la réflexion sur l’expérience, même lorsqu’il existe des modèles théoriques, des outils, des savoirs procéduraux. Dans le domaine visé ici, les compétences à construire ne sont pas entièrement identifiées, parce que les dispositifs de différenciation sont encore bien sommaires, fragiles et limités. Construire des compétences individuelles dans ce domaine, c’est donc participer à une démarche collective, qui mobilise les enseignants innovateurs et les chercheurs. Dans le domaine technologique, les bureaux d’études développent des produits sophistiqués et, lorsqu’ils sont au point, les diffusent avec un mode d’emploi et éventuellement une formation des usagers. Les dispositifs de pédagogie différenciée ne sont pas de la même nature, ils seront toujours à concevoir et à (re)construire et les compétences requises dépasseront toujours le simple usage intelligent. On peut le regretter, parce que cela exige un investissement important des praticiens. Ou s’en féliciter, car c’est là que se justifie et se joue la professionnalisation de leur métier. Bibliographie
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Philippe Perrenoud Professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève